120e anniversaire

120e anniversaire

Fondation des congrégations de la Fraternité Sacerdotale et des Oblates de Béthanie

 

L’installation à Paris

Le 20 novembre 1902, le père Eugène Prévost, sa sœur Ninette et trois autres futures Oblates du Saint-Sacrement, arrivent à Paris. Accueillis par deux religieux de la Fraternité Sacerdotale et par une autre recrue possible pour les Oblates, ils se rendent au couvent des Franciscaines Réparatrices de Jésus-Hostie, rue de Villiers, dans le 17e arrondissement. Cette communauté avait été fondée huit ans auparavant par le chanoine Louis Le Roux de Bretagne, prêtre séculier du diocèse de Paris, et par une veuve, Louise de La Vallée-Poussin. Le chanoine de Bretagne était l’un des « hommes sages » qui avaient conseillé le père Prévost alors qu’il discernait sa vocation de fondateur. Le chanoine était avec lui lorsque le père Prévost avait trouvé la première maison de la Fraternité, au 199, boulevard Péreire.

Les Franciscaines, congrégation de droit diocésain toujours présente à Paris, allient une vie de réparation eucharistique, par la prière et l’adoration, avec des œuvres pastorales à l’intention des jeunes filles, notamment le catéchisme. Actives tout en demeurant retirées du monde, leur mode de vie ressemblait à celui des futures Oblates. La fondatrice elle-même accueillit les quatre Canadiennes, et les Franciscaines étaient heureuses de partager leur vie communautaire avec elles.

 

Franciscaines : L’entrée du couvent des Franciscaines Réparatrices de Jésus-Hostie, où les premières Oblates sont accueillies en novembre 1902.

 

Le lendemain, 21 novembre, fête de la Présentation de Marie au Temple, marque l’inauguration officielle de la vie communautaire pour les Oblates du Saint-Sacrement. Le père Prévost célèbre la messe à 7 heures le matin au Cénacle du boulevard Péreire, où les Oblates ont rejoint les religieux de la Fraternité. Après la messe, les trois nouvelles arrivées prononcent la consécration que Ninette avait déjà faite à Rome, marquant ainsi le début de leur noviciat. Après la bénédiction du Saint Sacrement, l’exposition se poursuit toute la journée, suivie par les vêpres en fin d’après-midi. La journée se termine par une petite conférence adressée aux nouvelles Oblates; le fondateur leur parle de l’amour de Jésus et de leurs devoirs envers Lui, Souverain Prêtre, et ses prêtres tant aimés.

Après cette journée passée dans l’action de grâce, les Oblates retournent au couvent des Franciscaines. Elles y demeureront jusqu’à la mi-décembre, alors qu’elles pourront s’installer dans leur première résidence, un appartement du 3e étage d’un immeuble situé au 19 de la rue Vernier, à cinq minutes à pied du couvent. Elles sont aussi à cinq minutes du Cénacle, ce qui leur permet de s’y rendre facilement pour participer à la messe et à l’adoration, comme elles n’ont pas encore la permission de garder le Saint Sacrement. D’ailleurs, elles doivent vivre comme des laïques, sans costume ni signe distinctif, afin d’échapper aux tracasseries du gouvernement français, méfiant envers les congrégations religieuses. Le chanoine Odelin, assistant de l’archevêque de Paris, conseille même au père Prévost de ne pas parler des sœurs à l’archevêque, afin d’éviter tout ennui.

Les Oblates demeureront rue Vernier un peu plus de deux ans. À la fin d’avril 1905, elles aménagent dans une vaste demeure au 106 et 106 bis, boulevard Péreire, une dizaine de minutes à pied de leur premier appartement. Cette maison servira de maison-mère aux Oblates pendant 60 ans et sera leur seule résidence jusqu’en 1933, alors qu’elles inaugurent le Béthanie de Pointe-du-Lac, au Canada.

 

Franciscaines : La chapelle des Franciscaines, où elles partageaient des temps de prière avec Ninette et ses compagnes.

 

Vernier : L’immeuble du 19, rue Vernier, où ont habité les Oblates entre décembre 1902 et avril 1905. L’édifice était presque neuf, ayant été construit en 1898.

 

 

Un voyage au Canada

Du 8 au 11 juillet 1902, le père Eugène Prévost séjourne en Normandie afin d’aller chercher Ninette, qui a terminé sa formation religieuse chez les Visitandines de Caen. Tous deux visitent ensuite Lisieux, où ils rencontrent l’oncle de sainte Thérèse, Isidore Guérin, et sa sœur Pauline, mère Agnès. Après un court séjour dans le midi de la France, Eugène s’embarque avec Ninette en direction du Canada sur le transatlantique La Bretagne, au Havre, le 25 juillet. La mer est tumultueuse : tous deux souffrent du mal de mer, au point où le père ne peut célébrer sa messe le dimanche.

Arrivés au Canada au début août, ils séjournent d’abord à Saint-Jérôme, où leurs parents et leurs frères et sœurs toujours à la maison sont heureux de les revoir. Pendant que Ninette passe du temps dans leur famille, le père Prévost fait la tournée des diocèses pour s’adresser aux prêtres réunis en retraites ecclésiastiques. Tour à tour, il visite ainsi Montréal, Valleyfield, Sherbrooke, Saint-Hyacinthe, Trois-Rivières, Québec et Ottawa. Ces rencontres lui permettent de dissiper certains doutes sur son œuvre et sa personne, car on a fait courir sur lui des rumeurs désobligeantes. Mais les préjugés tombent dès qu’on l’entend, et il reçoit des encouragements des évêques et des prêtres, ainsi que d’importantes commandes d’encens, ce qui lui permet de ramasser des fonds pour ses maisons de France. Spontanément, plusieurs prêtres font aussi des dons, pour un total de 5 000 francs (équivalant à plus de 20 000 $ aujourd’hui).

 

Eugène s’embarque avec Ninette en direction du Canada sur le transatlantique La Bretagne, au Havre, le 25 juillet.

 

Pendant son séjour au Canada, le père Prévost écrit régulièrement aux pères et frères à Paris, afin de les tenir au courant de ses démarches. Dans une de ses lettres au père Darracq, gardien de la maison de Paris (18 août 1902), il résume l’esprit qui doit animer ceux et celles qui collaborent à son œuvre : « Très chers frères en Jésus, ne vivons que pour ce divin Maître. Que Lui seul règne et vive en nous! Soyons heureux de nous renoncer, de mourir à tout, de nous immoler totalement, pour que Jésus établisse en nous son royaume d’amour. Il faut que nous devenions des hosties vivantes. Mais Jésus dans l’Eucharistie est sans cesse immolé; nous devons donc comme Lui chercher tout ce qui peut rendre notre vie plus fructueuse en la rendant plus sacrifiée. Souvenons-nous que notre vie tout entière appartient à Jésus et à ses Prêtres, et que nous n’avons plus le droit d’en disposer en rien pour nous-mêmes. »

Le 8 septembre, en compagnie de deux Sulpiciens et de quelques recrues pour les Oblates, il célèbre l’anniversaire de l’ouverture de la première maison de la Fraternité Sacerdotale en célébrant l’Eucharistie dans la crypte de la chapelle Notre-Dame-de-Lourdes, à Montréal. Plus tard en septembre, il visite quelques séminaires et collèges, et envoie de nombreuses lettres aux États-Unis pour faire connaître son œuvre. Il se rend ensuite à Québec et Trois-Rivières puis, à la fin d’octobre, à Ottawa, Rigaud, Sainte-Thérèse et Joliette. Partout, il est attentif à repérer des vocations possibles. Près d’une douzaine de jeunes femmes semblent prêtes à se joindre aux futures Oblates; au moins deux, les sœurs Berthe et Marie-Louise Richard, rejoindront plus tard la communauté à Paris. À toutes celles qu’il rencontre, il expose franchement les difficultés qui se dresseront sur leur chemin, car à cette époque les relations entre l’État et l’Église de France sont très tendues.

Entre tous ces déplacements, le père Prévost passe du temps dans sa famille. Dans une lettre circulaire à la communauté de Paris (13 octobre 1902), il écrit ceci : « Mon vieux Père, âgé de 74 ans, me sert chaque matin la Messe dans notre petit oratoire de famille. Ma vieille Mère, qui a 73 ans, travaille souvent pour nous. Elle m’avait fait : 102 purificatoires, 140 manuterges, 46 corporaux, 30 pales, 33 amicts, sans parler d’une quantité de linge de maison. »

Pendant que son frère voyage, Ninette va chaque semaine à Montréal passer quelques jours, afin de réunir les futures Oblates pour leur expliquer les constitutions, commençant ainsi à les former à la vie religieuse. Elles sont accueillies par le chanoine Trépanier, aumônier de l’Institut des Sourdes-Muettes, sur la rue Saint-Denis.

Finalement, le 16 septembre, Eugène, Ninette ainsi que trois futures Oblates, Marie-Louise Dorion, Anna Goyer et Blanche Leclair, prennent le train en direction de New York, avant de s’embarquer sur le vaisseau qui traversera l’Atlantique. La fondation des Oblates du Saint-Sacrement était assurée.

 

La chapelle Notre-Dame-de-Lourdes, rue Sainte-Catherine, à Montréal (photo vers 1930, collection Félix Barrière, BANQ).

 

 

Les premières Oblates du Saint-Sacrement

Le 26 juillet 1902, le père Eugène Prévost et sa sœur Ninette s’étaient embarqués pour le Canada. Le 16 novembre suivant, ils repartent pour la France, en compagnie de trois futures Oblates, Marie-Louise Dorion, Blanche Leclair et Anna Goyer. Quatre autres recrues les rejoindront à Paris au cours des années suivantes. Faisons plus ample connaissance avec ces premières Oblates du Saint-Sacrement.

Marie-Louise Dorion (1863–1948) est l’aînée du groupe. Née à Vaudreuil dans une famille de politiciens et de juges, elle se sent appelée à la vie religieuse à la Congrégation Notre-Dame, mais doit quitter pour cause de santé. Elle se consacre à la prière et aux bonnes œuvres, faisant partie du groupe de jeunes femmes ayant fondé l’Hôpital des incurables, à Montréal, en 1897. Elle fréquente la chapelle des Pères du Saint-Sacrement où elle rencontre le père Prévost. Elle demeurera la seule Oblate du Saint-Sacrement à devenir Oblate de Béthanie, et mourra deux ans après le fondateur.

Blanche Leclair (1875–1962) était native de Saint-Jérôme, et avait sans doute connu Ninette à l’école. Son père, Hermyle Leclair, était arpenteur. Comme Marie-Louise Dorion et Laura Chamberland, elle faisait partie du premier groupe de dix jeunes filles réunies par le père Prévost à Montréal, en 1900. Elle habitera avec Marie-Louise Dorion boulevard Péreire en 1910 et 1911, passera quelques années avec les Oratoriennes à Brest, puis reviendra au Canada en 1917.

Marie-Louise Dorion et Blanche Leclair entourant le père Prévost.

Anna Goyer (1879–1953) est née à Montréal, septième d’une famille de 14 enfants. Son père était épicier et pâtissier. Anna Goyer et Alma Mercier se joignent au groupe des futures Oblates à Montréal en septembre 1900. Lorsqu’Anna envisage de quitter les Oblates, elle demande à entrer aux Carmels de Montréal et de Lisieux; tous deux l’acceptent, mais la réputation de Thérèse de l’Enfant-Jésus l’attire à Lisieux, où elle entrera en novembre 1910. Après avoir été sous-prieure et maîtresse des novices, elle se consacrera à la correspondance en anglais pour la cause de béatification et de canonisation de Thérèse.

Le père de Laura Chamberland (1882–1962) était teneur de livres à Montréal, où il éleva sa famille. Après quatre ans, le père Prévost, constatant qu’elle n’est pas certaine de sa vocation, l’envoie avec Marie-Louise Dorion vivre en appartement avec la sœur d’un père de la Fraternité, afin de jeter les bases d’un futur tiers-ordre. Laura retournera à Montréal en 1908, et deviendra assistante-directrice, puis directrice du bureau de l’Assistance publique, à Montréal. Elle gardera des liens avec le père Prévost, travaillant à la propagande de la Sainte Face à Montréal dans les années 1930.

Née à Saint-Hyacinthe, Alma Mercier (1880–1911) suit sa famille à Montréal où son père, d’abord menuisier, devient messager. Dès 1907 elle a quitté les Oblates, mais mourra prématurément quatre ans plus tard, à peine âgée de 31 ans.

Marie-Louise Richard (née en 1880) et sa sœur Berthe (1885–1972) sont nées à Cap-Santé, où leur père est corroyeur. Après son décès, sa veuve et les enfants vont s’établir à Québec. C’est là qu’en octobre 1902, elles rencontrent le père Prévost, qu’elles rejoindront à Paris, Marie-Louise en 1905, avec Laura Chamberland et Alma Mercier, et Blanche l’année suivante. Blanche retournera à Québec dès l’année suivante, et Marie-Louise demeurera avec Ninette jusqu’en novembre 1910.

 

Anna Goyer, S. Anne de Jésus, au Carmel de Lisieux.

 

 

Ninette en formation à Caen

À l’automne 1900, le père Eugène Prévost et sa sœur Léonie, connue comme Ninette, sont de retour à Paris. Pendant leur séjour à Montréal, le père a reçu son indult de séparation d’avec les Religieux du Saint-Sacrement, il pourra donc commencer à établir la double fondation de la Fraternité Sacerdotale et des Oblates du Saint-Sacrement. Avec Ninette, il a commencé à recruter des jeunes femmes qui formeront le noyau des futures Oblates.

Mais si le père Prévost a déjà près de 20 ans d’expérience comme religieux, Ninette n’a pas encore eu la chance de s’initier à la vie régulière. Comme Eugène est déjà en contact avec les Carmélites de Lisieux, il pense leur confier Ninette. À la fin d’octobre 1900, le frère et la sœur quittent Paris pour la Normandie. Le 31 octobre, ils sont reçus au Carmel par sœur Agnès de Jésus (Pauline Martin), la sœur de Thérèse de l’Enfant-Jésus. Elle, ses deux sœurs et sa cousine acceptent de soutenir l’Œuvre sacerdotale par l’offrande de leurs mérites, de leurs prières et de leurs pénitences. Le lendemain, le père Prévost demande aux Carmélites si elles accepteraient d’accueillir sa sœur. Elles sont d’accord en principe, mais désirent consulter le chapitre de la communauté et l’évêque de Bayeux, leur supérieur ecclésiastique. Eugène et Ninette vont ensuite à Caen, où la quatrième des sœurs Martin, Léonie, est religieuse à la Visitation. Encouragée par sa supérieure, elle aussi s’offre au profit des projets du père.

En attendant la réponse des Carmélites, Eugène et Ninette retournent à Paris, puis se dirigent vers Rome, où ils demeureront de décembre 1900 à août 1901. Pendant ce séjour, ils seront reçus deux fois en audience par le pape Léon XIII, qui approuve les projets du père Prévost et bénit « la petite mission » de Ninette. Le père en profitera également pour rédiger les constitutions des deux congrégations.

De nouveau à Paris, ils apprennent que le Carmel n’a pas accepté d’accueillir Ninette, quelques sœurs anciennes d’inquiétant de laisser une laïque vivre dans la clôture. Cependant, le monastère de la Visitation de Caen se montre favorable au projet. Du 14 au 21 novembre, Eugène et Ninette visitent Caen pour préparer l’entrée de Ninette. Le père est de retour à Paris lorsque Ninette, accompagnée d’Isidore Guérin, l’oncle des sœurs Martin, franchit les grilles pour commencer son noviciat. Pendant presque une année, du 29 octobre 1901 au 8 juillet 1902, Ninette suivra les exercices des novices visitandines, s’initiant à la vie religieuse. Pendant cette période, le père Prévost ira la visiter trois fois, en décembre 1901 et en février et mai 1902; Mgr Jourdan de La Passardière, un conseiller du père, ira également la voir.

Les annales de la Visitation sont avares de détails sur ce séjour. Mais la correspondance du père Prévost nous permet de deviner que Ninette, tout en appréciant sa formation, traverse également des moments difficiles. Elle souffre dans son âme, passant par des nuits mystiques. Elle s’astreint à jeûner plus que nécessaire, au point d’en éprouver de la faiblesse. Son frère a le souci de bien la former : en décembre 1901, lors de son passage à Caen, il cause de la formation de Ninette avec la mère prieure et la maîtresse des novices, leur rappelant l’importance de mettre l’accent sur le renoncement, l’humilité, l’obéissance, la mort à soi-même.

Le 27 janvier 1902, une lettre de Mgr Tarozzi apporte au père Prévost une bénédiction spéciale « avec effusion de cœur » de Léon XIII, pour sa communauté en formation, pour Ninette, sa maîtresse des novices et sa supérieure de la Visitation de Caen; le lendemain, il envoie une traduction de la lettre à sa sœur. Malgré ces encouragements, et même si l’oraison lui apporte quelques grâces de lumière, Ninette demeure dans les ténèbres et les tentations, et craint de quitter le noviciat sans avoir fait aucun progrès.

Finalement, le 8 juillet 1902, Eugène vient chercher Ninette puis, le 26 du même mois, ils s’embarquent pour le Canada, afin d’aller chercher des recrues pour les Oblates.

 

Le 31 octobre, le père Eugène prévost et Ninette sont reçus au Carmel par sœur Agnès de Jésus (Pauline Martin), la sœur de Thérèse de l’Enfant-Jésus.

 

 

Les débuts, boulevard Péreire

Après avoir passé huit mois à Rome et aux alentours, le père Eugène Prévost et sa sœur Ninette rentrent à Paris le 21 août 1901, munis de l’approbation du pape Léon XIII pour procéder à la fondation de deux nouvelles congrégations, vouées à venir en aide aux prêtres. Le père Prévost doit se montrer très prudent. D’une part, le gouvernement français a passé (et passera) plusieurs lois rendant l’apostolat des communautés religieuses de plus en plus difficile. D’autre part, le cardinal Richard, archevêque de Paris, est âgé, et craint de mécontenter les religieux du Saint-Sacrement qui n’ont pas pardonné au père Prévost d’être sorti de leur congrégation. Un des vicaires généraux de Paris, M. Thomas, rassure cependant le fondateur : l’archevêque encourage la fondation, en autant que tout se fasse dans la discrétion.

Dès le lendemain de son arrivée, Eugène Prévost, accompagné du chanoine Louis de Bretagne, part à la recherche d’une résidence pour la Fraternité Sacerdotale. Ils visitent le 199, boulevard Péreire, à Paris, qui semble très bien convenir mais se révèle déjà loué. Cependant, le locataire ne peut prendre possession de la maison, et le propriétaire l’offre alors au père Prévost, heureux de trouver un logis. Au cours de la conversation, il apprend que le dernier locataire de la maison avait été Mgr René Villatte, un évêque schismatique. Le fondateur y reconnaît un clin d’œil de la Providence : après avoir abrité un ennemi de l’Église, la maison abritera désormais des religieux au service du clergé. Quelques jours plus tard, le père Prévost rencontre le cardinal Richard en personne. Celui-ci l’autorise à s’établir à Paris et à conserver le Saint Sacrement dans l’autel de la chapelle.

Le père Prévost dispose désormais de quelques recrues pour la Fraternité Sacerdotale et d’une maison… vide! Le fondateur mobilise alors son réseau, particulièrement autour de Paris et dans le sud-ouest de la France où il effectue un bref séjour. Jésus pourvoit aux besoins de son serviteur : des bienfaiteurs et plusieurs bienfaitrices assurent l’ameublement de la maison et de la chapelle, soit par des dons en argent, soit en offrant meubles et ornements liturgiques. Mesdames Chanel, Gilbert et Dupuis-Gauthier, se montrent particulièrement généreuses. Le père Prévost reçoit des dons importants du prieur de la Grande Chartreuse, et plusieurs prêtres contribuent à coup de 10, 50 ou 100 francs (100 francs en 1900 équivalant à environ 350 dollars aujourd’hui). Le père Prévost écrira dans son journal : « C’est ici encore où Jésus va manifester sa protection d’une façon merveilleuse. En moins de quinze jours, Il nous a tout envoyé ce qui nous était nécessaire pour faire la fondation. Je n’ai acheté que les lits, chaises et tables pour meubler cinq chambres, afin d’habiter la maison sans retard. Je n’ai rien demandé et tout m’est venu comme par enchantement. Et chose digne de remarque, Jésus a inspiré toutes les personnes qui m’ont donné, de ne point donner la même chose, et cela sans qu’elles le sachent. » (Journal personnel, carnet 22, 21 au 31 août 1901.)

Tout se passe si bien que, le 8 septembre 1901, jour de la Nativité de la Vierge Marie, l’ouverture de la maison est célébrée par une messe présidée par le père Prévost, entouré des abbés Darracq, Jaurégui et Machado, deux prêtres vénézuéliens. Le chant est assuré par Ninette et les sœurs Marie et Geneviève Gaston; un ami du fondateur, Paul Cheyrouse, joue du violon. L’autel de la chapelle était celui de Theresia Cleri, une pieuse dame de Paris engagée dans l’Association des prêtres adorateurs avec le père Prévost. L’autel est surmonté d’une statue de Notre-Dame du Saint-Sacrement, dont le vocable sera désormais « Reine du Clergé », dite la « Vierge au petit doigt ».

Comme les ouvriers n’ont pas terminé les travaux, ce n’est que deux jours plus tard que le père Prévost et ses compagnons peuvent s’installer. Ils sont cinq à commencer leur noviciat : le père Jean Darracq (1847–1920), du diocèse d’Aire; le père Manuel Jaurégui Moreno (1848–1904), du Venezuela; le frère Brunet, un Canadien; le frère Alphonse, ex-religieux du Saint-Sacrement; et le frère Deméocq, du diocèse de Poitiers. Tous quitteront assez rapidement, sauf le père Darracq, qui se révélera un auxiliaire précieux pour le fondateur malgré la demi-surdité qui l’a obligé de se retirer du ministère actif dans son diocèse d’origine. Le dimanche suivant, le15 septembre, en la fête du Saint Nom de Marie, le Saint Sacrement est réservé à l’autel et l’adoration eucharistique peut commencer de façon régulière.

À la fin du mois, le père Prévost se rend à la préfecture : en plus de s’inscrire comme étranger résident, il acquiert une patente de pension. De cette manière, les activités de la Fraternité demeureront dans l’ombre, les prêtres recueillis étant identifiés comme des pensionnaires. Mais le père Prévost, tout en aidant des prêtres individuellement en les conseillant et en leur faisant l’aumône, n’est pas pressé de lancer les religieux dans l’apostolat : il désire d’abord leur assurer une bonne formation religieuse.

 

Le père Prévost et les premiers religieux de la Fraternité Sacerdotale ont vécu au 199, boulevard Péreire, jusqu’en avril 1903. La petite maison a été remplacée par un immeuble à plusieurs étages en 1927 (photo prise en 2018).

 

Le livre à souches, remis au père Prévost par la préfecture de Paris. Le premier « pensionnaire » inscrit est l’abbé Jaurégui, qui commencera son noviciat puis deviendra prêtre auxiliaire avant de mourir prématurément, trois ans plus tard.

 

 

Le soutien de Léon XIII

Si les difficultés internes menaçaient les projets du père Eugène Prévost, le contexte historique en France n’était pas des plus favorables. Depuis 1881, la Troisième République faisait la vie dure aux congrégations : dissolution des Jésuites puis des Assomptionnistes, expulsion de congrégations non autorisées, imposition du service militaire aux novices et séminaristes, lois de plus en plus restrictives concernant l’enseignement. Entre 1901 et 1903, une série de lois et de décrets obligeront des milliers de religieuses et religieux à choisir entre l’exil, la sécularisation ou la clandestinité.

Mais la vie religieuse jouissait également d’un support résolu de la part des papes. Tout au long du XIXe siècle, c’est par centaines que de nouvelles congrégations de pères, de frères et surtout de sœurs sont créées pour répondre aux besoins de la société et de l’Église. Après un peu d’hésitation, Rome accordera reconnaissance et support à ces nouvelles communautés, qui seront reconnues comme faisant partie de l’état religieux canonique par la constitution Conditæ a Christo (8 décembre 1900), du pape Léon XIII.

Après sa retraite à la maison de Sarcelles, en décembre 1899, Eugène Prévost a fait le sacrifice de sa vocation de disciple du père Eymard et est prêt, à 40 ans, à tout quitter pour répondre à la volonté de Dieu, discernée à travers son apostolat auprès des prêtres. C’est tout naturellement qu’après avoir obtenu la dispense de ses vœux comme religieux du Saint-Sacrement, il se dirige vers Rome, en décembre 1900, pour faire connaître son projet au Souverain Pontife.

D’un point de vue humain, c’était une audace insensée : vouloir faire approuver non pas une, mais deux congrégations religieuses, dont l’une allait se vouer à l’œuvre délicate de l’aide aux prêtres en difficulté, et l’autre, offrir sa prière et son travail pour la réussite de ce projet. Pour tout personnel, trois personnes (dont deux ne persévéreront pas dans l’Œuvre), sans maison où demeurer ni source de revenu assurée. Qu’importe : s’en remettant entièrement à Jésus, Prêtre et Victime, le père Prévost retourne à Rome, qu’il n’avait pas revue depuis la fin de ses études. Il peut compter sur l’aide de Mgr Vincent Tarrozzi, secrétaire du pape Léon XIII, et du cardinal José de Calasanz Vives y Tutó, capucin espagnol, consultateur du Saint-Office et secrétaire de la Curie généralice. Grâce à eux, Eugène Prévost obtient non seulement une audience privée avec le Léon XII, mais également un rescrit, signé de la main du Pontife, approuvant l’œuvre encore à naître et lui attribuant le nom de Fraternité Sacerdotale : « Votre projet, Cher Fils, semble répondre aux volontés du Dieu très miséricordieux, qui vous appelle à vous dévouer tout entier au bien des Prêtres… Aidé des compagnons que vous réunirez, entreprenez donc avec confiance et avec prudence cette Œuvre » (extrait du rescrit de Léon XIII). De plus, lors de l’audience du 17 février 1901, le pape approuvera verbalement la congrégation des Oblates, représentée par Ninette Prévost, la jeune sœur du fondateur. Le rescrit du pape ayant été signé le 11 février, fête de Notre-Dame de Lourdes, ce sera la date retenue pour la fondation des deux congrégations. Ces deux dates, du 11 et du 17 février, demeureront pour le père Prévost deux anniversaires qu’il aimera à rappeler à ses enfants spirituels, leur adressant à cette occasion des lettres circulaires rappelant la faveur du pape et l’importance de leur Œuvre.

Les premiers mois de 1901 sont fort occupés : le 4 avril, dans la chapelle privée de Mgr Tarrozzi et en présence du cardinal Vives, Eugène, Ninette et l’abbé Viguerie* prononcent une formule de consécration à l’Œuvre naissante. Puis, en avril et mai, le frère et la sœur s’installent à Frascati. Dans ce cadre enchanteur, le père Prévost compose les constitutions des deux congrégations, que Ninette retranscrit de sa plus belle main. De retour à Rome, il transmet ce texte au cardinal, qui n’y trouve à peu près rien à corriger. Le 26 juillet, fête de sainte Anne, c’est fête en la chapelle du Collège canadien : devant une assistance choisie, Ninette revêt l’habit des Oblates. Deux semaines plus tard, le 10 août, une nouvelle audience privée est accordée au frère et à la sœur. À cette occasion, Léon XIII bénit les cahiers contenant le texte des constitutions, puis envoie en mission le père Prévost et Ninette : « Allez, je vous bénis. » Fortifiés par l’appui du pape, le fondateur et sa sœur repartent pour Paris quelques jours plus tard.

 

Lors de son séjour à Frascati, pour rédiger les constitutions des religieux de la Fraternité Sacerdotale et des Oblates de Béthanie, le père Prévost s’est laissé pousser la barbe.

Ninette revêtue de son costume d’Oblate du Saint-Sacrement, en 1901, à Rome. Son départ des Oblates en novembre 1910, ainsi que celui de ses compagnes, sauf une demeurée fidèle à l’œuvre, causera une grande douleur au fondateur.

 


* L’abbé Émile Viguerie avait été novice jésuite. Il quittera l’œuvre le 14 juin; ce premier abandon peinera beaucoup le père Prévost.

 

 

 

Des obstacles surgissent

Dès son arrivée à Paris, en 1887, le père Prévost aurait voulu réaliser un des projets du père Eymard* : un tiers-ordre féminin, dont les membres assisteraient les Religieux du Saint-Sacrement dans leurs œuvres eucharistiques, notamment l’Association des prêtres adorateurs. À mesure qu’il entre en contact avec des prêtres de partout dans le monde, il est à même de mesurer l’importance d’une autre idée eymardienne : l’assistance aux prêtres en difficulté. Pourtant, même si ces projets rejoignent les intentions de leur fondateur, les Religieux du Saint-Sacrement s’opposent aux propositions du père Prévost. Pourquoi?

Depuis la mort de leur fondateur, en 1868, les Religieux étaient tiraillés entre deux visions de leur vocation. La première datait des premières années de la fondation, et mettait l’accent sur la contemplation : le culte d’hommage rendu au Saint Sacrement exposé par l’adoration était central. La seconde était fondée sur l’expérience du père Eymard à Paris, ainsi que sur son cheminement spirituel des quelques années avant sa mort : l’apostolat devient alors le cœur de la vocation des Religieux du Saint-Sacrement. La tendance bénédictine avait ses partisans, et avait même fait l’objet d’une démarche à Rome pour obtenir une forme d’affiliation avec les Bénédictins. Le chapitre de 1887 avait repoussé l’idée, ce qui avait provoqué la sortie du père Paul Maréchal, trésorier de la congrégation. Celui-ci exigea que la congrégation rembourse les importantes sommes avancées par sa mère pour la chapelle de la rue Friedland, ce qui faillit provoquer une crise financière. Heureusement, avant d’entrer chez les Servantes du Saint-Sacrement, une certaine Madame Lucas fit don d’une petite fortune aux pères, ce qui permit à la congrégation de rembourser le père Maréchal.

Comme la congrégation du Saint-Sacrement venait de traverser une crise, pas surprenant que les autorités communautaires n’aient pas été en faveur des projets du père Prévost. De plus, les pères alors en autorité étaient de fortes personnalités. Du père Albert Tesnière, élu supérieur général en 1887, l’archevêque de Paris dira : « Très intelligent et excellent prédicateur, sa prudence ne semble pas égaler son éloquence. » Le père Prévost le choisira comme directeur spirituel, mais leurs divergences de vues les feront s’éloigner l’un de l’autre. Lors du chapitre de 1893, le père Prévost écrira un mémoire dénonçant l’administration du père Tesnière; c’est le père Joseph Audibert qui sera alors élu supérieur général. Tout au long de son mandat, le père Audibert essaiera de décourager le père Prévost de fonder son tiers-ordre féminin, et s’opposera à sa sortie de la congrégation, en 1900.

On le constate : avant la fondation de la Fraternité Sacerdotale et des Oblates de Béthanie, les obstacles n’ont pas manqué! Mais au-delà du contexte humain, le cheminement spirituel du père Prévost lui aura permis de réaliser pleinement sa vocation. Comme le père Eymard avait dû quitter les Maristes pour actualiser son charisme, de même, le père Prévost se résoudra à faire le sacrifice de sa vocation chez les Religieux du Saint-Sacrement afin de donner naissance à deux nouvelles familles religieuses dans l’Église.

 

Sur cette photo de 1890, le père Eugène Prévost porte le costume des Religieux du Saint-Sacrement : soutane noire, col à la romaine, insigne du Saint Sacrement sur la poitrine.

 

Après la mort du père Eymard, son successeur comme supérieur général, le père Raymond de Cuers, instaurera la coutume d’exposer le Saint Sacrement devant un manteau royal. Le père Prévost conservera cette tradition, comme ici dans la chapelle du couvent des Oblates de Béthanie à Pointe-du-Lac.

 


* « Saint Pierre-Julien Eymard (1811–1868) a connu un parcours singulier : novice quelques mois en 1829 chez les Oblats de Marie Immaculée à Marseille, prêtre du diocèse de Grenoble de 1834 à 1839, Mariste de 1839 à 1856, il fonde à Paris en 1856 la Société du Saint-Sacrement, prépare en 1858 la Société des Servantes du Saint-Sacrement qui est érigée à Angers en 1864. » (www.eymard.org) Canonisé en 1962.

 

 

Quand l’idée germe

Dans ce premier article commémorant le 120e anniversaire de fondation des congrégations de la Fraternité Sacerdotale et des Oblates de Béthanie (1901–1902), nous examinerons l’enracinement de l’Œuvre sacerdotale du père Eugène Prévost dans sa vie et son expérience.

Son amour pour Jésus Eucharistie. Déjà enfant, Eugène Prévost manifestait un ardent amour et une grande vénération pour le Saint Sacrement. Dans ses souvenirs, il raconte qu’étant servant de messe, il a ramassé une hostie tombée sur le sol de l’église de Saint-Jérôme; il se rappelle aussi combien il aimait, après sa conversion, passer du temps à la tribune de la chapelle, en face du tabernacle. Sa décision d’entrer chez les Religieux du Saint Sacrement, pas encore établis au Canada, le démontre également : même si son amour de la Vierge Marie lui fait d’abord explorer des congrégations à spiritualité mariale, c’est sa découverte d’une communauté entièrement dédiée à Jésus Eucharistie qui décide de sa vocation (Notes sur notre Vénéré Père Fondateur, février 1942). Jésus Eucharistie est demeuré au cœur de la vie du père Prévost pendant toute son existence.

Sa vénération envers le père Eymard. Religieux fervent, Eugène Prévost voulait s’imprégner de l’esprit de sa congrégation. En plus du texte des constitutions, recopié et médité, il a lu et relu les œuvres du fondateur, Pierre-Julien Eymard (canonisé en 1962). Les archives de la Fraternité Sacerdotale conservent plusieurs carnets de notes tirées de la correspondance et de divers écrits du père Eymard. Un autre document est très révélateur : le père Prévost a extrait de la Positio du père Eymard, publiée en 1899, les passages où il est question des prêtres : « Dans une conversation avec le père Tesnière, [le père Eymard] disait le 26 février 1868, quelques mois avant sa mort : “Tenez, écoutez : je veux prendre les prêtres : c’est notre apostolat principal”. [… Le père Eymard], dans sa charité inépuisable pour le prêtre, voulait aussi s’occuper de secourir ceux qui avaient failli à leurs devoirs. […] Combien en a-t-il remis sur la bonne route, en leur montrant l’Eucharistie, en relevant leur confiance en Dieu, en leur ouvrant son cœur sacerdotal! » (Positio, p. 182-184.) On reconnaît bien dans ces passages les orientations futures du père Prévost.

Son expérience à l’Association des prêtres adorateurs. Presque toute sa vie comme religieux du Saint Sacrement s’est passée à diriger cette Association, fondée en 1879 par Marie Hébert de La Rousselière et confiée par elle à la Congrégation du Saint-Sacrement. Ses supérieurs ne lui laissent même pas le temps de terminer ses études de théologie : de 1887 à 1899, sauf deux années passées à Marseille, il réside à la maison-mère de Paris, avenue de Friedland, et se dévoue, parfois jusqu’à l’épuisement, à faire prospérer cette Association. Au fil de ses rencontres et de la correspondance échangée avec des prêtres du monde entier, il est à même de saisir leurs besoins et leurs difficultés. Il constate que plusieurs d’entre eux, laissés à eux-mêmes, sont profondément malheureux, et que certains finissent même par abandonner le ministère presbytéral. Qui se fera le pasteur des pasteurs?

Son amour de Jésus Eucharistie, son approfondissement de la pensée du père Eymard, son apostolat auprès des prêtres, amènent Eugène Prévost à prendre des décisions qui changeront le cours de sa vie et donneront deux nouvelles familles religieuses à l’Église.

 

Dès son arrivée à Paris, en 1887, le père Prévost aurait voulu réaliser un des projets du père Eymard : un tiers-ordre féminin.

120e ANNIVERSAIRE

 

Léon XIII bénit les cahiers contenant le texte des constitutions, puis envoie en mission le père Prévost et Ninette.

120e ANNIVERSAIRE

 

Après avoir obtenu la dispense de ses vœux comme religieux du Saint-Sacrement, il se dirige vers Rome, en décembre 1900.

120e ANNIVERSAIRE

 

Après avoir passé huit mois à Rome, le père Eugène Prévost et sa sœur Ninette rentrent à Paris le 21 août 1901.

120e ANNIVERSAIRE